Trois hommes en colère

C’est assez impressionnant. Deux hommes sont là, presque seuls au milieu du hall immense de la gare, vers onze heures du soir. Ils se disputent violemment. Des bouts de phrases hachées, quasi incompréhensibles, des mots qui font mal. On se sent gêné de les entendre monter le long des murs, résonner sous la voûte. On n’a pas l’impression que les deux hommes pourraient en venir aux mains, mais c’est presque pire : les reproches échangés traduisent par eux-mêmes une violence palpable, et cela semble une faute d’avoir à les partager. On ne veut pas faire un détour trop ostentatoire pour les éviter. Difficile en même temps de jouer la plus complète indifférence. On opte pour un trajet médian qui vous fera passer à quelques mètres, ni innocent ni importun. Mais au moment même où l’on a opté pour un angle de traversée, on éprouve la désagréable sensation que l’un des deux querelleurs – curieusement celui qui vous tourne le dos – se déplace insensiblement dans votre direction tout en vociférant. De fait, et sans faire mine d’avoir décelé votre présence, il va finir par vous effleurer comme par mégarde. Il se retourne alors avec une expression de fausse surprise difficile à supporter. Mais plus éprouvant encore est son brutal changement de registre. Il passe en une fraction de seconde de l’imprécation à la civilité la plus appuyée : – Pardonnez-moi, monsieur !

Il va jusqu’à vous prendre le bras, dans un geste mi-cérémonieux mi-amical qui vous écœure. Car vous aviez pressenti d’emblée tout son petit manège, cette odieuse mise en scène qui voudrait le faire passer pour celui des deux dont la colère est légitime, puisqu’elle peut à la moindre occasion se muer en une attitude radicalement différente. Vous lui arrachez vivement votre main, et vous passez votre chemin. S’il savait à quel point vous avez pris parti pour l’autre !